Sukkwan Island, David Vann, Éd. Gallmeister, 2010, 192 pages. Traduit de l'anglais par Laura Derajinski.
Tout a déjà été dit sur ce roman. Je ne compte plus les blogs qui lui ont consacré un billet, sans parler des critiques littéraires...
Encore une fois j'arrive longtemps après la bataille ;-)
Écouter
Oliver Gallmeister parler de son métier et de "ses" auteurs à la fin octobre m'avait décidé à partir à la découverte de
Sukkwan Island.
Contrairement à mes habitudes, et à ma grande surprise, j'ai lu ce -court- roman d'une seule traite, tournant la dernière page tard samedi soir (ou plus exactement tôt dimanche matin).
* * *
Courte présentation de l'histoire
Roy est un ado américain, il vient d'avoir treize ans. Il a grandi en Alaska, à
Ketchikan, mais depuis le divorce de ses parents il vit en Californie avec sa mère et sa petite sœur, Tracy. Le père, Jim, est resté en Alaska où il exerce la passionnante profession de dentiste et rate ses mariages successifs.
Jim décide de changer de vie. Il vend sa maison pour acheter un bout d'île dans un coin paumé du sud-est de l'Alaska: Sukkwan Island (
Wikipedia). Il propose à son fils Roy de passer une année avec lui au contact de la nature. Une année entre père et fils pour pêcher, chasser, jouer aux cartes et apprendre à mieux se connaître. Face à une intrigue de ce genre, ma réaction habituelle est la fuite (du bouquin par la fenêtre) mais
Sukkwan Island n'est pas un de ces banals et fatigants "
tu-seras-un-homme-mon-fils".
Après avoir longuement hésité, Roy accepte. Le récit commence avec leur arrivée sur Sukkwan Island, en hydravion (principal moyen de déplacement dans ses étendues immenses).
Bien évidemment tout ne se passera pas comme prévu. Jim se comporte parfois de manière étrange et son fils a bien du mal à comprendre les crises de larmes nocturnes ou son indécision face à certaines situations. Roy semble en fait plus équilibré que son père, à tel point que parfois les rôles père/fils semblent s'inverser.
* * *
Nos choix font-ils le poids face aux circonstances?
Sukkwan Island n'est pas un roman follement optimiste... c'est en fait une (belle) tragédie.
La nature y joue un rôle important. Elle offre un cadre splendide et impressionnant -quelque peu effrayant aux yeux d'un citadin endurci- mais elle est également une prison car même avec un petit Zodiac on ne peut pas aller très loin, la région n'étant qu'un vaste patchwork d'îles fort peu peuplées.
[Ce qui suit ne contient pas de spoilers à proprement parler, mais s'en approche dangereusement. La prudence s'impose... l'idéal est d'aborder le roman directement, sans "préparation"]Les personnages de Jim et Roy sont fort bien dépeints. Les (dés)espoirs et le destin de Jim sont poignants, et je suis en désaccord avec Cynic63 (
Noirs desseins) sur ce point (entre autres): "
Je ne peux donc pas dire que je n’ai rien ressenti pour ce brave dentiste (...) Non content d’avoir fichu en l’air deux mariages, entraîné avec lui dans les tréfonds de son inconséquence famille et amis, il faudrait en plus qu’on le plaigne, qu’on trouve admirable cette espèce de non-sens où il entraîne encore quelqu’un (...)"
Je ne crois pas que le récit nous incite à plaindre ou admirer les décisions de l'un ou de l'autre, et surtout pas celles du père. Le paragraphe-couperet qui clôt le roman (et qui s'adresse peut-être autant à Jim qu'au père de l'auteur, voir le lien vers
In Cold Blog plus bas) est une condamnation plutôt qu'une justification. On ne peut pas non plus parler de "
non-sens"; certaines actions de Jim sont critiquables mais son projet
a du sens, du moins en a-t-il pour des gens qui ont vécu une partie de leur vie dans des bleds du fin fond de l'Alaska, et l'issue aurait été très différente en d'autres circonstances (l'isolement en pleine nature joue un rôle crucial dans l'évolution de l'intrigue).
Bladelor (
Oceanicus in Folio) a également de grosses réserves. Elle aussi aimerait bien filer des baffes à Jim Fenn! Pour ma part j'éviterais: le bougre semble vigoureux et il serait bien capable de riposter... Contrairement à Bladelor je n'ai pas remarqué de longueurs, mais peut-être mon goût pour le polar scandinave m'a-t-il immunisé? ;-) Les nombreux passages sur l'exploration, la chasse, la pêche, la conservation de la nourriture qui tourne à l'obsession, tout cela aide le lecteur à mieux appréhender la situation critique des protagonistes. Trouver de la nourriture et la conserver est
vraiment un problème majeur pour Roy et Jim, et c'est un problème méconnu de la grande majorité des lecteurs (éventrer une boîte de conserve, je sais comment ça se passe, je n'ai pas besoin qu'on me détaille le processus; à l'inverse ne manger que ce que l'on peut attraper et tuer ne fait pas vraiment partie de mon quotidien). De plus, sur une île sans Internet, sans télévision, sans bibliothèque de quartier, sans console vidéo, sans même un ou deux Témoins de Jéhovah pour vous distraire le samedi matin, la routine de la (sur)vie au grand air occupe nécessairement une place prépondérante. Il faut que le lecteur s'imprègne de tout cela, et je ne sais pas si l'auteur aurait pu réduire son texte sans nuire à "l'atmosphère".
Yspadadden remarque: "
C’est un roman très factuel qui tourne le dos à l’interprétation pour laisser agir les personnages. Le lecteur peut-être dérouté par le manque d’explications ou d’interprétation, mais il n’en pénètre pas moins le cœur de ces deux êtres." Ce choix de l'auteur (montrer tout, plutôt que tout expliquer) laisse au lecteur une liberté que je trouve appréciable.
Morgane (
Carnets noirs) exprime bien ce que beaucoup de lecteurs ont sans doute ressenti: "
Il y a des romans qui nous laissent une impression, qui nous enveloppe et nous coupe du monde. C’est ce qu’obtient David Vann dans Sukkwan Island. Il instille une atmosphère, un malaise presque palpable et au dernier moment nous frappe d’une phrase, nous faisant sursauter, relire le passage de surprise: Non, c’est pas vrai?" Il faut en effet poser le livre un instant et se pincer (surtout passé minuit!) pour réaliser le tour que vient de prendre l'histoire.
D'autres avis chez
Canel ("
Un livre dur, émouvant, marquant. A lire !"), Mic/
Noir suspense ("
Ce livre, c'est comme une pièce en deux actes ... lorsque le rideau tombe à la fin du premier, le lecteur est sonné. La seconde partie nous entraîne dans un gouffre sans fond."), Isa/
Lire-lire-lire ("
Je ne peux pas dire que j'ai été happée par l'histoire, je ne me suis pas ennuyée non plus mais c'est loin d'être un coup de cœur..."),
Sophie ("
Ce roman est prenant, dur et triste à la fois. Je suis passée par tous les sentiments"), Émeraude/
Là où les livres sont chez eux (qui n'est visiblement pas adepte du trip "retour à la nature"!). Lystig/
L'Oiseau lyre propose un petit glossaire des termes qu'un citadin européen ou québécois ne connaît pas nécessairement (je n'avais pas du tout compris quel outil Roy fabriquait... je n'avais aucune idée de ce qu'était un "bâton à lancer"). Merci à Lystig pour le lien vers
In Cold Blog:
le billet tout d'abord ("
A la fois thriller psychologique et huis clos des grands espaces, Sukkwan Island est tout bonnement imparable. La tension sourd à toutes les pages, le malaise va crescendo, et l’angoisse, comme la pluie qui tombe sans discontinuer, poisse tout sur son passage. ") mais aussi et surtout pour ces
propos de David Vann sur le roman (
100% spoiler! À lire uniquement après le bouquin). La question du rôle père/fils est peut-être plus complexe que ce que l'on pourrait penser au premier abord...
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Gallmeister viendrait-il, l'air de rien, de m'inoculer le goût du
nature writing? À moi, qui me sens mal lorsque le taux de dioxyde de carbone dans l'atmosphère est trop bas, ou qui panique lorsque la nuit est
vraiment noire?
Sukkwan Island ne va pas jusqu'à me donner envie de faire du camping en Abitibi ou sur la Côte-Nord (c'est pas demain la veille) mais poursuivre la découverte de ce genre littéraire, ça oui.
[Un grand merci à Gallimard Ltée & Gallmeister pour ce sombre bijou]