Le premier roman de Johan Theorin a bien été accueilli en Suède (voir L'heure trouble: l'envol de Theorin).
Son deuxième, Nattfåk [que l'on pourrait traduire par Blizzard nocturne], s'avère -selon moi- encore meilleur que le premier. Nattfåk a retenu l'attention de la Svenska Deckarakademin (1) qui lui a décerné le prix du meilleur roman policier suédois en 2008, mais il a également obtenu le Glass Key Award remis par la Skandinaviska Kriminalsällskapet (association scandinave d'auteurs de polars).
Mise à jour juillet 2010: le roman remporte également l'International Dagger Award (UK).
C'est en traçant les grandes lignes de Nattfåk alors qu'il travaillait encore sur son premier roman que Johan Theorin a réalisé que L'heure trouble se passait essentiellement en automne tandis que Nattfåk devait se dérouler en hiver. De là est venu son projet d'écrire une série de quatre romans se déroulant tous sur l'île d'Öland, un par saison.
Après le livre d'automne et celui de l'hiver, le troisième roman s'intitulera Blodläge (2) et son action se déroulera au printemps; on retrouvera le village fictif de Stenvik et sa vieille carrière, qui apparaissaient déjà dans L'heure trouble. La série se terminera avec un roman d'été (voir un récapitulatif des titres de la série).
Tous ces romans mettront en scène Gerlof Davidsson, le vieux marin qui vit désormais dans une maison de retraite, à Marnäs.
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Dans Nattfåk, nous retrouvons donc Gerlof (il insiste pour que ses interlocuteurs prononcent bien "Hirlof"). Mais l'histoire est centrée sur d'autres personnages, à savoir la famille Westin-Rambe.
Joakim Westin est l'époux de Katrine, née Rambe. Ils sont les parents de deux bambins: une fillette d'environ six ans, Livia, et Gabriel, qui n'a pas encore trois ans. La famille Westin, pour des raisons qui seront précisées au cours du récit, quitte sa belle villa des environs de Stockholm pour s'installer sur l'île d'Öland, dans une zone rurale peu peuplée du nord-est de l'île appelée le Cap aux Anguilles (Åludden), entre la mer Baltique à l'est et un marais à l'ouest.
La principale caractéristique du lieu (3) consiste en deux phares, construits au même moment au milieu du XIXe siècle, érigés chacun sur son petit îlot à une dizaine de mètres du rivage, et auxquels on accède par une digue de pierres. La digue a un double rôle: briser la force des vagues pour protéger les phares lors des violentes tempêtes, et permettre un accès direct aux phares à pied sec (si on peut dire... la pluie et la glace rendent parfois le passage périlleux).
L'habitation achetée par la famille Westin a été bâtie en même temps que les phares. Elle était destinée à accueillir les gardiens et leurs familles, avant que l'automatisation des phares ne rende la présence des surveillants inutile. Åluddens gård, la ferme d'Åludden, se compose d'un vaste bâtiment principal à deux étages, destiné à abriter les habitants du lieu, d'une grange désormais inutilisée (les animaux vivaient au rez-de-chaussée, le foin était entreposé à l'étage), et d'un troisième bâtiment plus petit, une sorte d'annexe pouvant au besoin être habitée.
Ajoutons à cela que des légendes circulent à propos d'Åluddens gård. Une bonne partie des bâtiments auraient été construits à partir des troncs d'arbres récupérés à la suite du naufrage d'un navire marchand allemand durant une tempête hivernale, en 1846. Jeté sur les hauts fonds, brisé par la mer démontée, le bateau sombra, ne laissant aucun survivant. Seuls quelques corps furent repêchés.
Le décor est planté, l'hiver arrive, le rideau peut se lever.
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Comme pour L'heure trouble, l'auteur entremêle plusieurs histoires.
Le récit principal est centré sur les membres de la famille Westin, les événements qu'ils affrontent, l'intrusion de la mort, la pénible traversée du deuil, leurs relations -parfois difficiles- avec leurs proches, l'adaptation à la vie sur l'île, et les nouvelles rencontres. Gerlof Davidsson et sa petite-nièce Tilda (qui vient de prendre ses fonctions au poste de police de Marnäs) vont ainsi entrer dans la vie des Westin.
Le récit parallèle, constitué de courtes réminiscences du passé, met en scène deux "personnages" principaux: la demeure elle-même, Åluddens gård, et les très grosses tempêtes hivernales, que les Ölandais nomment "fåk" (4). Ce récit commence à l'hiver 1846, durant la construction des phares jumeaux d'Åludden, et se poursuit en remontant le temps, suivant en cela un procédé très semblable à celui de L'heure trouble.
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De döda samlas varje vinter för att fira jul. Men en gång blev de störda av en ogift gumma. Hennes klocka hade stannat, så hon gick upp för tidigt och kom mitt i julnatten i kyrkan. Det sorlade av röster som om det var gudstjänst där och det var fullt med folk. Plötsligt såg gumman sin fästman från unga dagar. Han hade drunknat många år tidigare, men nu satt han i en kyrkbänk bland de andra.
"Les morts se rassemblent chaque hiver pour fêter Noël. Mais une nuit ils furent dérangés par une vieille fille. Son horloge s'étant arrêtée, elle s'était levée bien trop tôt et était arrivée à l'église en pleine nuit de Noël. Des voix murmuraient comme si un service était en cours, et il y avait plein de monde. Soudain, la vieille femme vit son fiancé de jadis. Il s'était noyé de nombreuses années auparavant, mais il était assis là, sur un banc d'église, parmi les autres."
Alors de quoi s'agit-il ici? Roman policier? Thriller? Ou encore autre chose?
Nattfåk est un roman captivant avec une touche et une atmosphère propres à Theorin. Le lecteur qui s'attend à lire un bon polar suédois classique, avec ses enquêteurs ronchons et sa critique sociale en toile de fond, va être quelque peu dérouté et pourra se demander si Johan Theorin est le pseudonyme suédois de Stephen King ou d'Edgar Allan Poe.
Ni de l'un ni de l'autre en fait (5). Johan Theorin aime jouer avec ses lecteurs. Nattfåk n'est pas facile à cataloguer car il joue sur plusieurs tableaux (ce n'est pas qu'une expression... vous goûterez l'allusion après avoir lu le bouquin).
La clef pour lire ce livre est simple: oubliez vos références, laissez vous porter par les vents du fåk, errez dans les couloirs vides d'Åludden, contemplez la mer grise et sa fine couche de glace, écoutez les vieilles histoires de Gerlof.(...) namn, årtal och korta dikter på vykort.
Det är vad vi alla kommer att vara en gång.
Minnen och spöken.
"(...) des noms, des dates et de petits poèmes sur des cartes postales.
C'est ce que nous serons tous un jour.
Des souvenirs et des fantômes."
Laissez l'auteur vous raconter une histoire belle et amère, l'histoire d'Åluddens gård et de ceux qui vivent en ses murs.
---NOTES---
(1) L'académie suédoise du polar.
(2) Voir le site de l'auteur. Blodläge est un vieux terme utilisé par les tailleurs de pierre d'Öland pour désigner certaines strates de calcaire rouge.
(3) Ici encore, le lieu est issu de l'imagination de l'auteur. Petit détail: le phare qui illustre la couverture des éditions suédoises du roman existe bel et bien, il s'agit de Långe Erik (le Grand Éric) qui se trouve à la pointe nord de l'île d'Öland.
(4) Le fåk est une violente tempête de neige venant de l'est, de la mer Baltique. Elle est caractérisée par des vents puissants et une abondante chute de neige.
(5) Johan Theorin ne cache toutefois pas son admiration pour Edgar Allan Poe.
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6 commentaires:
C'est vrai que ça nous sort des polars suédois classique.
et c'est tant mieux : univers fantastique, mystérieux passé des héros, une enquête policière au second plan, des légendes suédoises...
un régal
bonjour Cédric, tout à fait d'accord, Theorin offre un univers très agréable.
je viens de publier mon billet !
j'ai bcp aimé !
je n'ai pas pensé à venir sur ton blog pour trouver la traduction de Nattfaak !
Hej Lystig. Oui c'est un bon roman pour frissonner de plaisir!
je viens de le terminer
j'aime vraiment l'atmosphère particulière des romans de Theorin.
Tout à fait d'accord! Un petit univers envoûtant.
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