samedi 3 avril 2010

Et la terre mettra à jour le sang versé


Det blod som spillts, Åsa Larsson, publié par Albert Bonnier en 2004. Éditions format poche 2005, 2009, 405 pages.

Deuxième roman de la série Rebecka Martinsson. Pas encore traduit en français, mais disponible en anglais sous le titre The Blood Spilt (ainsi qu'en espagnol).

Il est recommandé de lire Horreur boréale avant de s'attaquer à ce roman (lorsque Gallimard se décidera à le traduire en français, bien sûr) car Det blod som spillts fait référence au dénouement du premier bouquin.

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Retour en Laponie


Deux ans après la conclusion fracassante d'Horreur boréale, Rebecka Martinsson vit toujours à Stockholm. Elle subit, avec retard, les conséquences des événements dramatiques vécus à Kiruna. Le moral en berne, dépressive et incapable de remplir correctement ses fonctions d'avocate spécialisée en droit fiscal, elle doit prendre un long congé maladie.

Un projet de contrat entre l'Église de Suède à Kiruna (1) et le cabinet d'avocats où travaille Rebecka est l'occasion de reprendre tout doucement contact avec le boulot et de confronter les sombres souvenirs associés à sa ville natale. Elle accepte d'accompagner un de ses patrons dans le Nord afin de séduire les chefs de la paroisse et les convaincre de signer l'entente.

Rebecka ignore toutefois que quelques semaines avant son retour à Kiruna, un meurtre (qui ressemble beaucoup à celui de Viktor Strandgård) a été commis la veille du solstice d'été.

Le corps de Mildred Nilsson, pasteure au sein de l'Église luthérienne de Suède, a été découvert le 21 juin dans la petite église de Jukkasjärvi (une localité proche de Kiruna, cliquer sur la carte) où elle officiait depuis plusieurs années.

Les policiers Anna-Maria Mella et Sven-Erik Stålnacke mènent l'enquête.

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Comme tout bon polar, Det blod som spillts propose un casting varié et des situations tendues, riches en conflits potentiels. L'auteur puise aux sources éternelles de la littérature (l'amour, la haine, le désir) tout en abordant des sujets d'actualité (écologisme, égalité hommes-femmes, évolution et rôle des églises, etc.)

Qu'on en juge: Mildred Nilsson était la seule femme parmi les pasteurs de la paroisse, féministe qui plus est, très franche dans ses rapports avec ses ouailles comme avec les autres pasteurs. Elle avait insisté pour que Nalle, un jeune homme handicapé mental qui vit seul avec un père retraité, fasse sa confirmation, comme les autres jeunes. Les paroissiennes regroupées au sein de l'association Magdalena (qui vient en aide aux femmes battues ou économiquement dépendantes) étaient décrites par certains mâles de la paroisse comme une menaçante kvinnomaffia ("mafia de femmes"). Pour ces femmes Mildred était une aide précieuse, une inspiration; pour d'autres elle était une briseuse de ménages.

L'active pasteure avait également mis sur pied une Fondation dans le but de protéger une louve solitaire (2) qui vagabonde entre la Suède et la Finlande. Le conflit est ouvert entre pro-loups et anti-loups, tandis que le kyrkoherde (le pasteur en charge de la paroisse, patron de Mildred) s'efforce de ne se mettre personne à dos... surtout pas le petit club de chasse 100% masculin qui loue depuis des décennies et pour une somme dérisoire les giboyeuses terres de l'Église. Comme dans Horreur boréale, les "bons bergers" de ce roman sont volontiers hypocrites et furieusement carriéristes.

Mais le portrait de Mildred qui se dessine au cours de l'enquête n'est pas entièrement blanc comme neige et ses détracteurs n'étaient peut-être pas les seuls à lui en vouloir. Que penser du mari par exemple? En aurait-il eu assez de s'occuper de la maison pendant que sa femme se consacrait à de multiples projets et activités?

C'est un autre aspect intéressant du roman d'Åsa Larsson; les personnages ont plusieurs facettes et évoluent avec le temps. Le dévouement et la bonté s'accompagnent parfois d'un désir de contrôle. L'être aimant qui nous entoure de son affection dissimule peut-être une menace mortelle. La réussite sociale peut cacher une enfance malheureuse source de souffrance secrète. Le sens du devoir peut virer à la paranoïa ou à l'agressivité, etc...

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Lasciate ogne speranza, voi ch'intrate

Rebecka Martinsson, empêtrée dans la dépression, traverse ce roman comme un caillou le lit d'une rivière. Elle spirale vers le fond. Portée par des événements qu'elle ne peut guère influencer, son rôle est beaucoup plus passif que dans Horreur boréale.

Quant aux scènes bucoliques, à l'exotisme de la Laponie (Mildred Nilsson est assassinée dans la nuit du 21 juin, date à laquelle il fait jour 24h sur 24h), au contact avec la nature, aux chiens qui gambadent et aux oiseaux qui gazouillent, il ne faut pas s'y fier. Le sang répandu a éveillé l'appétit d'un insatiable Moloch, indifférent à la détresse des vivants.

Det blod som spillts est un roman très pessimiste, mais on ne s'en rend pas compte immédiatement. L'auteur dresse le piège, place ses leurres, puis laisse le lecteur insouciant s'approcher. Et soudain -CLAC!- on se retrouve à deux doigts de chialer comme un bébé au détour d'une page.

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Jesaja 26,21

Le titre, Det blod som spillts, est tiré du livre d'Isaïe/Esaïe (Jesaja, en suédois) chapitre 26, verset 21:
Ty Herren drar ut från sin boning
för att straffa jordens folk för deras synd,
och jorden skall blotta det blod som spillts,
inte längre dölja de dräpta.
Il existe plusieurs éditions de la Bible en français; voici donc Isaïe 26,21 dans la Bible dite "du Semeur":
Car l'Éternel va sortir de sa résidence
pour faire payer leurs péchés aux habitants du monde,
et, ce jour-là, la terre mettra à jour le sang versé sur elle
et ne cachera plus les victimes qu'elle dissimulait.
Le fol optimisme d'Isaïe va très bien avec ce roman, que je classe parmi les "vraiment bons polars", à la limite du coup de cœur. Je me réserve d'ailleurs la possibilité de le faire grimper dans cette catégorie, par exemple lors d'une prochaine lecture en français (allez hop, Monsieur Gallimard, un effort!)

Det blod som spillts a été désigné meilleur polar suédois de l'année 2004 par la Svenska deckarakademin.

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Jukkasjärvi

Le village de Jukkasjärvi est situé dans la commune de Kiruna, sur les rives du fleuve Torne. Il est célèbre dans le monde entier depuis la création du Ice Hotel, l'Hôtel de glace où l'on peut boire, dormir, et même se marier!

Åsa Larsson raconte dans la petite annexe qui clôt le bouquin que c'est lors d'une visite de la pittoresque église de bois de Jukkasjärvi qu'est né le personnage de Mildred Nilsson (cliquer sur l'onglet "Kyrkorna", puis sur "Jukkasjärvi kyrka" dans le menu à gauche). Le corps dans son cercueil visible sur le site indiqué en lien (3) n'a rien à voir avec un meurtre. Visiblement les protestants eux aussi aimaient bien, à l'occasion, se faire inhumer sous leur lieu de culte favori. Un premier corps a été découvert sous le plancher de l'église de Jukkasjärvi durant des rénovations en 1907. Des recherches plus approfondies en 1947 ont mis au jour 86 corps ensevelis sous le bâtiment.

Le genre d'endroit où l'on espère que les bruits dans le plancher sont vraiment causés par des souris...


---NOTES---
(1) Ce n'est pas la même organisation que dans le précédent roman. Horreur boréale faisait intervenir les membres et dirigeants d'une église évangélique dite "libre". Dans Det blod som spillts il est question d'une paroisse au sein de l'Église suédoise (Svenska kyrkan). Cette institution religieuse (divisée en 13 diocèses et de multiples paroisses) avait jadis le statut d'église d'État. Ses pasteurs et fidèles sont de tradition luthérienne.

(2) L'auteur a eu la bonne idée de faire de cette louve (surnommée Gula Ben, "jambes jaunes", à cause de la couleur du pelage de ses pattes) un personnage à part entière que l'on découvre dans de très courts chapitres.


(3) Il s'agit du site Internet de la paroisse de Jukkasjärvi. Voir aussi kirunalapland.se


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