Blodläge, de Johan Theorin, Éd. Wahlström & Widstrand, 2010, 406 pages. Traduction française à paraître chez Albin Michel.
Ce roman est le troisième de la série mettant en scène le vieux marin à la retraite
Gerlof Davidsson. Je lui ai déjà consacré un billet intermédiaire:
Vendela et les fées. Le titre est expliqué dans
cet autre billet.
Le printemps s'installe sur l'île d'Öland. Quelques familles commencent à prendre le chemin de l'île pour passer du bon temps dans leurs maisons de campagne.
Tous résident à proximité de la vieille carrière de Stenvik, dans le nord-ouest de l'île, sur la rive du détroit de Kalmar (qui sépare Öland de la Suède continentale). Nous retrouvons donc dans ce roman une partie du décor -ainsi que certains personnages- de
L'Heure trouble.
Gerlof Davidsson est là lui aussi, de retour dans sa petite maison (celle où son petit-fils Jens passait l'été avant de disparaître mystérieusement au tout début de
L'Heure trouble). Gerlof commence à se soucier de la mort qui approche (il a 82 ans) et préfère l'attendre chez lui, dans la maison des jours heureux, plutôt que dans la maison de retraite de Marnäs.
J'essaye toujours de ne pas
trop en dire, mais il vaudrait peut-être mieux éviter de lire la 2e parti du billet
[Des personnages souvent ambigus] si, comme moi, vous aimez en savoir le moins possible avant de lire un polar!
Dans la 3e partie du billet j'aborde les thèmes de prédilection de l'auteur; la 4e partie est absolument sans danger puisque j'y discute rapidement le titre du quatrième volume de la série, encore à paraître.
* * *
Des personnages souvent ambigus
Blodläge s'ouvre sur une scène dramatique. Per Mörner est menacé d'une mort atroce durant la nuit de la Walpurgis. On s'apprête à l'immoler par le feu dans la carrière, près de chez lui. Le feu est un très bon moyen de se débarrasser de quelqu'un en Suède cette nuit-là, puisque des bûchers sont allumés un peu partout dans les parcs et campagnes. Un feu de plus ou de moins n'éveillera pas la curiosité...
Tout de suite après cette scène, l'auteur nous ramène quelques semaines en arrière, peu de temps avant le week-end de Pâques. Commence alors l'enchaînement des événements qui doivent inéluctablement mener au meurtre de Per.
Outre Gerlof Davidsson, le roman concerne essentiellement deux familles. Tout d'abord celle de Per Mörner, divorcé, papa des jumeaux Pernilla (plus souvent appelée Nilla) et Jesper.
Un personnage à la réputation trouble vient perturber la petite famille Mörner : Jerry, le père de Per, vieux bonhomme usé qui ne peut presque plus parler à la suite d'une attaque cérébrale survenue un ou deux ans auparavant.
Cette attaque a laissé Jerry très affaibli, ce qui contraint Per Mörner à se rapprocher de ce père qu'il a toujours tenu à l'écart de Nilla et Jesper et qu'il est incapable d'appeler "papa". Jerry est encore autonome mais il ne sait plus parler; il communique à l'aide de mots très simples comme "
Pelle" (diminutif de Per), "
Prince" (sa marque de cigarettes favorites), etc.
Hélas pour les Mörner, Jerry trimballe avec lui bien autre chose qu'une réputation sulfureuse et des manières grossières. Per a l'occasion de s'en apercevoir lorsque survient l'incendie suspect de la maison de campagne de son géniteur, incendie dans lequel ce dernier manque périr.
Parallèlement à ces péripéties, Per découvre que la santé de Nilla est menacée. Il réagit à cette nouvelle d'une façon qui troublera bien des parents parmi les lecteurs. Plutôt que rester aux côtés de sa fille 24h/24h, Per laisse en grande partie cette responsabilité à son ex-épouse et consacre beaucoup de temps et d'énergie à se mêler des affaires de Jerry.
Parenthèse: une critique du
Göteborgs-Posten (Ingrid Bosseldal) juge ce comportement invraisemblable. Son avis est intéressant, mais je ne suis pas tout à fait d'accord. Le roman donne toutes les explications nécessaires à l'attitude de Per, qui fait sa petite enquête sur l'incendie de la maison de Jerry pour éviter de ruminer les chances qu'a Nilla de s'en sortir. Lâcheté de sa part? Oui, peut-être, mais il est surprenant qu'une
critique littéraire reproche à un auteur de ne pas avoir créé un personnage exemplaire. Bosseldal n'a peut-être pas réalisé que si Per Mörner se conformait à sa vision du père idéal, il n'y aurait tout simplement pas d'histoire... ou alors il y en aurait une, mais ce ne serait pas un polar.
Fin de la parenthèse.
Il y a ensuite le couple Max et Vendela Larsson, dont j'ai déjà beaucoup parlé dans
Vendela et les fées. Max est un psychologue défroqué, auteur de livres de développement personnel qui lui assurent une petite célébrité qu'il savoure avec bonheur; il est d'une jalousie maladive et adore contrôler son entourage, à commencer par sa femme.
La très discrète famille Kurdin a elle aussi une villa de vacances dans le voisinage.
Chacun dans ce roman a ses petits secrets, plus ou moins sordides, plus ou moins sérieux. Y compris Gerlof, qui des années après la mort d'Ella -sa femme- se décide enfin à lire les petits cahiers qu'elle tenait soigneusement lorsqu'il partait en mer, cahiers qu'il n'a jamais pu se résoudre à brûler. Vaguement honteux mais curieux, Gerlof trouve dans cette lecture des informations qui, étrangement, pourraient l'aider à comprendre certaines bizarreries du présent.
* * *
Des thèmes chers à Theorin
Comme les deux précédents romans,
Blodläge aborde principalement trois thèmes:
- les relations -souvent difficiles- entre proches (parents/enfants, époux, amants)
- le deuil, la perte, la séparation
- l'imaginaire comme refuge face à la souffrance
Ce troisième point était particulièrement flagrant dans
L'Écho des morts, il l'est encore ici. Dans
Blodläge il est toutefois question des fées et de leur pouvoir d'exaucer les vœux, plutôt que de la vie après la mort et des fantômes.
Blodläge m'a pourtant semblé moins "enchanté" que le précédent roman.
L'Écho des morts m'avait donné maintes occasions de frissonner, ce n'est pas le cas ici (sauf peut-être certains passages concernant l'
Invalide, personnage mystérieux et tragique, voir
Vendela et les fées). Selon moi il y a deux raisons principales à cela.
La première c'est que les légendes concernant les fées sont beaucoup moins répandues et enracinées que la croyance dans la survie après la mort. J'en veux pour preuve la quantité hallucinante d'œuvres sur ce dernier sujet, depuis
Le Tour d'écrou de Henry James (lien
Blog-O-Book) ou la série télévisée
Médium jusqu'aux innombrables "manuels" de communication avec les défunts. Les fantômes titillent notre imagination -et donc nous font frissonner- bien plus que les fées.
La deuxième c'est que les événements "étranges" sont moins nombreux et moins spectaculaires dans ce troisième roman que dans le deuxième, et trouvent presque tous une explication rationnelle. Je remarque avec intérêt que les personnages de Theorin choisissent parfois de laisser planer le mystère, alors qu'une réponse est à leur portée; c'est le cas par exemple dans la scène du cimetière à la fin de
L'Écho des morts, ou celle de la carrière dans
Blodläge lorsque Gerlof décide de
ne pas mettre un point final à l'une des "petites" énigmes du roman. Le vieux marin sait ce qu'il va très probablement trouver s'il poursuit sa recherche, mais décide de s'abstenir (pas d'inquiétude à avoir, les autres intrigues sont entièrement éclaircies).
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Le dernier chapitre
Johan Theorin travaille sur le quatrième -et dernier- roman de la série.
Le titre sera probablement
Rörgast (
site de l'auteur).
RÖR désigne un/des tumulus, tertre funéraire (
Wikipedia 1,
Wikipedia 2).
GAST, selon le dico en ligne de l'Académie suédoise, c'est un spectre, un esprit souvent malfaisant, qui se promène la nuit en hurlant dans les forêts ou sur les landes. C'est l'âme d'une victime de meurtre qui n'a pas pu être inhumée en terre consacrée, ou encore l'esprit d'un bébé assassiné avant d'avoir été baptisé. Ce genre de choses joyeuses...
Rörgast, c'est donc "
esprit des tertres", "
spectre des tumulus". Miam!
Le titre envisagé me semble prometteur, et j'espère retrouver dans ce quatrième bouquin le souffle de
L'Écho des morts.