Les Anonymes (titre original: A Simple Act of Violence), R.J. Ellory, Éd. Sonatine, 2010, 689 pages. Traduit de l'anglais par Clément Baude.
Ça m'arrive rarement, c'est en tout cas une première depuis que je gribouille sur ce blog, mais voilà un bouquin -écrit par un auteur que j'aime beaucoup- que je n'ai pas encore pu terminer.
Pour résumer mon impression générale, j'évalue grosso modo le style et la traduction à 16/20, et l'intrigue à 2/20.
Attention: ce billet contient des spoilers.
Je n'ai nullement envie de résumer l'histoire, les curieux pourront consulter le site de l'éditeur.
Première remarque, Les Anonymes ressemble un peu au (très bon) précédent roman, Vendetta. Il s'agit là aussi d'un face à face entre le "flic qui a des problèmes de famille" (l'inspecteur Robert Miller) et le "méchant mais gentil quand même" (John Robey). La CIA remplace la mafia, et nous voici transportés à Washington au lieu de la Nouvelle-Orléans.
Ces ressemblances ne suffiraient pas à elles seules pour me décourager. Une bonne variante d'un très bon roman écrit par un excellent auteur, ça ne se refuse jamais.
Malheureusement, avec ce troisième titre Ellory a opté pour la banalité et la caricature. L'intrigue de ces presque 700 pages (je reste coincé vers la page 450) pourrait se résumer en une phrase: les USA sont le Mal et la CIA est son prophète. Je n'exagère hélas que très peu.
Le "méchant" est ici un tueur de la CIA qui se retourne contre son employeur. Le lecteur a droit à ses réflexions et souvenirs dans de courts mais nombreux chapitres. C'est dans ces chapitres que réside mon problème, car il sont un festival de la caricature... Toutes les platitudes sur les vilenies de la CIA sont enchaînées les unes après les autres. La drogue aux States? Un coup de la CIA pour financer ses coups tordus en Amérique centrale. Eh oui Madame, si votre fils se drogue aujourd'hui, c'est à cause de Ronald Reagan! Le soutien américain aux Contras? Un coup de la CIA qui ne supportait pas la perspective de voir le Nicaragua transformé en Paradis Terrestre par les Sandinistes. Etc, etc...
La guerre froide? L'URSS? Connais pas. L'Union soviétique est mentionnée une seule fois (en 450 pages) pour dire que son rôle est en fait négligeable pour comprendre la politique étrangère des USA...
Ouch!
Les personnages n'échappent pas à ce traitement. À un moment du récit, lorsque Miller et le bad guy se rencontrent enfin, le célèbre Oliver North est évoqué. Eh bien le flic américain très cultivé, qui connaît les œuvres de Dürer et reconnaît sans hésitation une phrase prononcée par le Marquis Charles Maurice de Talleyrand-Périgord lors du Congrès de Vienne en 1814 (page 428 si vous ne me croyez pas), n'a jamais entendu parler du lieutenant-colonel North (1). Et que fait-il pour remédier à son ignorance? Il consulte Google et découvre avec effarement (et sans le moindre soupçon d'esprit critique) la multitude de pages Internet consacrées à North:
Une heure plus tard, assis devant son ordinateur, [Miller] inscrivit "CIA drogue" dans le moteur de recherche. Des milliers de pages s'offrirent à lui. Il cliqua sur un site et parcourut le texte qui s'affichait.Re-ouch!
(...)
C'était comme si un monde nouveau s'ouvrait devant lui, un monde qu'il n'avait jamais soupçonné, jamais imaginé.
La prise de conscience de John Robey est une autre de ces nombreuses scènes déconcertantes. Brainwashé par la CIA (qui bien sûr ne peut recruter autrement qu'en bourrant le crâne des jeunes Américains) son job est de liquider des tas de gens (un travail de routine à la CIA, semble-t-il). Il reçoit un jour l'ordre d'assassiner un responsable sandiniste quelconque. Surpris par sa cible, le tueur se voit offrir très aimablement un whisky et se met à tailler le bout de gras avec sa victime désignée. À la fin de la conversation il appuie sur la détente, professionnalisme oblige. Mais cet échange très poli, très civilisé, va suffire pour insinuer le doute dans son esprit.
Re-re-ouch!
Et c'est comme ça tout au long du récit... Voilà un roman qui se veut sérieux, informé et "conscientisé" mais qui repose en fait sur le manichéisme et la caricature, à tel point que l'intrigue principale (l'enquête de Miller avant sa rencontre avec Robey) bien qu'intéressante, en est gâchée.
Au moins Vendetta ne prétendait d'aucune manière être une approche historique de la mafia. Le roman était très clairement une fiction. De plus on percevait dans Vendetta une certaine sympathie pour Nick le Cure-Dent et autres tueurs qui peuplent le récit. Les mafiosi de Vendetta se réunissent, mangent des pâtes en buvant du chianti, se racontent des histoires, se tapent virilement sur l'épaule et passent du bon temps. Ils trucident à tour de bras aussi, c'est leur travail, mais ils ne sont pas unidimensionnels.
On ne retrouve pas cela dans Les Anonymes. Apparemment, pour Ellory, la mafia est beaucoup plus "conviviale" et sympathique que la CIA.
* * *
En conclusion: ma déception est à la hauteur de mon admiration pour R.J. Ellory et je croise les doigts pour que le prochain bouquin retrouve le souffle des deux premiers (2). J'espère que Les Anonymes n'était rien de plus qu'un accident de parcours.
Public cible: tous ceux qui ne sont pas encore lassés, fatigués, épuisés, lessivés, saoulés par les sempiternelles rengaines "US go home" et "CIA caca". Tous ceux qui ne sont pas dérangés par les récits simplistes et manichéens. À ceux-là je dis: foncez! Comme je l'écrivais en début de billet le style est de qualité, on reconnaît bien la patte d'Ellory.
Allez... pour finir sur une remarque toute gentille (c'est Noël après tout) je reconnais volontiers que je suis un des rares (le seul?) à ne pas pouvoir adhérer à ce roman. Les critiques sont dans l'ensemble très positives, aussi bien sur les blogs (Encre Noire, Carnets Noirs, Là où les livres sont chez eux, Polar noir et blanc, Yspaddaden, Lettres exprès) que dans les médias.
[Je remercie vivement ADP et Sonatine pour m'avoir fait parvenir un exemplaire de ce livre]
---NOTES---
(1) À titre de curiosité, je signale que le magazine Marianne du 18-31 décembre 2010 consacre trois pages à l'Irangate et aux péripéties d'Oliver North... on ne peut pas vraiment dire que le bonhomme est un inconnu.
(2) Bonne nouvelle, Seul le silence et Vendetta sont disponibles au Livre de Poche. Il serait déraisonnable de s'en priver!
6 commentaires:
Eh bien je pense que mon inculture m'aura servie, pour une fois. Je ne connais pas ce lieutenant colonel North et l'histoire de la CIA ne fait pas partie de mes sujets de prédilection (c'est même pour ça que je n'étais pas certaine que ce livre me plairait). J'ai donc été une fois de plus embarquée par Ellory, tout est toujours aussi passionnant, intrigant, emmêlé et au final, maîtrisé. Je n'ai pourtant pas l'impression d'être attirée par les récits manichéens...
Et pour le prochain Ellory, je ne sais pas où il sera publié mais j'ai eu entre les mains le catalogue 2011 de chez Sonatine et il n'y figure pas (de quoi oublier ta déception !).
ah la la... que dire ??
Après avoir lu la quasi totalité de l'oeuvre de Ellory disponible en anglais et en français, j'avoue que "les anonymes" n'est certainement pas son meilleur.
J'ai trouvé que c'était un bon polar, un très bon polar mais j'ai été déçue par cette dénonciation qui, comme à toi, ne m'apparaissait pas extraordinaire (en plus j'avais du lire "la malédiction d'edgar" de Marc Dugain peu de temps avant...
Mais je me dois quand même de le dire : Ellory est un excellent auteur justement parce qu'il ne fait jamais deux fois la même chose (ou presque!)
Et bien!!! Comme tu les dis si bien!! Re ouch!!!Cher Paul, ton esprit critique me jette au visage mon "petit" côté naîf et romantique de la lectrice de polars que je suis!!! Il est vrai que ce roman comme je l'ai dit n'est pas mon préféré de Ellory. Mais là, il en prend pour son rhume!! Bien sûr, je trouvais Miller naîf et idéaliste mais à ce point.....!!!
@Ys: c'est une des raisons pour lesquelles je me sens si frustré par cette lecture: Ellory est un très bon auteur! S'il s'agissait d'un roman du genre "SAS au Kremlin" 1) je ne l'aurais sans doute même pas ouvert et 2) je me moquerais totalement d'aimer ou pas.
@Émeraude: tu me rassures pour l'avenir, merci ;-) (Et je note ton avis sur le Marc Dugain, que je n'ai pas lu.)
@Nancy: les romans historiques ne me dérangent pas, à condition de ne pas caricaturer l'Histoire outre mesure. La politique-fiction ne me dérange pas non plus, à condition de ne pas prétendre être autre chose que de la fiction; or la 4e de couv des Anonymes clame fièrement "Entre Robert Littell et James Ellroy, sur un arrière-plan historique qu’il serait criminel de divulguer ici, il mène une intrigue magistrale, jusqu’au cœur du système politique américain". Mouais...
Bon, je reconnais avoir été très bon public avec Les anonymes, sans doute grâce ou à cause du peu de choses que je savais sur la CIA et ses implications dans différents trafics peu orthodoxes... A tel point donc que je suis plongée de nouveau dans un roman de RJ, non traduit en français cette fois... plus de 400 pages en VO donc mon avis n'est pas pour les jours qui viennent !
En tout cas, bonne année à toi, et beaucoup de lectures passionnantes !
Merci, à toi aussi! Je ne suis pas encore allé voir Ellory en VO (je n'aurais de toute façon pas le temps) mais je garde un œil ouvert sur les billets.
Enregistrer un commentaire