Après Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, puis La fille qui rêvait d'un bidon d'essence et d'une allumette, la série Millénium de Stieg Larsson se termine -hélas- avec La reine dans le palais des courants d'air (Actes Sud, titre original: Luftslottet som sprängdes, trad. Lena Grumbach et Marc de Gouvenain). Quatrième de couv' et info sur la version anglaise sur le site SkandiLit.
La mort de l'auteur en 2004, peu de temps avant la publication des bouquins en Suède aux éditions Norstedts, a transformé en trilogie ce qui aurait pu durer un peu plus longtemps (Stieg Larsson aurait déclaré avoir des idées pour une dizaine de romans).
Comment expliquer un tel succès? Chacun a ses idées sur la question. Le fait que l'action se déroule en Suède joue un rôle très secondaire. L'exotisme des noms de lieux ou de personnes aurait plutôt pour effet de lasser des lecteurs en quête d'un bouquin pour passer le temps. Les aspects plus importants sont d'après moi: 1) le personnage de Lisbeth Salander, hautement improbable mais si bien décrite qu'elle est le personnage le plus attachant de la trilogie; 2) la mise en scène de la lutte du bien contre le mal; 3) le goût des détails, clef d'un mariage réussi entre fiction et réalité.
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Largo, ma non troppo
Largo, ma non troppo
La progression de l'intrigue va crescendo d'un volume à l'autre. Dans le premier tome, le cadre et le nombre de personnages sont très restreints. Nous découvrons la rédaction de Millénium avec Erika Berger et Mikael Blomkvist, Milton Security et Lisbeth Salander, Hedeby et les quelques membres de la famille Vanger qui résident sur la petite île de Hedebyön. Le cadre est intime, l'intrigue classique (une disparition, des meurtres, une enquête). La fin du récit -lorsque le scandale Wennerström éclate- donne le ton des romans suivants.
Le deuxième volume élargit le cadre de l'action. Il est désormais question de trafic de femmes à l'échelle du pays, de gangstérisme impliquant d'anciens pays du bloc de l'Est, et on commence à parler d'espionnage et de la police secrète suédoise, la "Säpo". Avec La reine dans le palais des courants d'air l'enquête atteint les sommets de l'État et implique aussi bien la police "normale" que la Säpo et le gouvernement (le premier ministre intervient personnellement).
Je trouve cette progression intéressante. Le mot "symphonique" est peut-être un peu fort mais cette image m'est venue en lisant le troisième volume: une trilogie symphonique.
Ou, pour rester plus simple: une maudite bonne trilogie!
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The Lady of the Rings
The Lady of the Rings
Tandis que le deuxième volume révélait le passé de Lisbeth Salander, ses relations familiales compliquées, les raisons de sa profonde méfiance envers "l'Autorité", le troisième tome est celui des règlements de comptes. Le Bien triomphe du Mal, et
On peut s'amuser à trouver d'autres points communs avec The Lord of the Rings. Lisbeth a, elle aussi, une communauté pour lui venir en aide (l'équipe de Millénium, Armanskij, Annika Giannini), elle fait face à des très méchants très puissants, et la grande amatrice de piercing qu'elle est ne manque certainement pas d'anneaux.
Lisbeth Salander a un rôle plus discret dans le dernier volume, ce qui n'est guère étonnant puisqu'elle se remet de graves blessures. Mais c'est fou ce qu'elle est capable de faire avec un ordinateur de poche et une connexion Internet! Une vraie magicienne... du clavier.
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X2000
X2000
Tandis que Lisbeth Salander se repose à l'hôpital Sahlgrenska, plusieurs personnages font des allers et retours entre Stockholm et Göteborg à bord du X2000.
C'est le TGV suédois. Il parcourt les 455 km qui séparent les deux villes en 2h52, un peu plus de trois heures s'il y a des arrêts (Wikipedia).
Si vous voulez voyager à tarif raisonnable il vous faudra vous lever avant l'aube afin d'embarquer aux aurores. Voyager dans la journée coûte cher. Pour être tout à fait honnête: tout coûte cher, en Suède!
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La Säpo
La Säpo
La Säpo (Säkerhetspolisen, "la police de sécurité") est un service secret en charge de la sécurité intérieure. Leur boulot consiste à traquer les espions ou cellules terroristes, protéger les personnalités politiques, etc. Leur slogan: Nous protégeons la Suède et la démocratie.
Comme il s'agit d'un service secret, la Säpo a toujours titillé l'imagination des paranoïaques et des auteurs de polars.
Elle est régulièrement soupçonnée de planifier des assassinats (par exemple celui d'Olof Palme en 1986) ou de protéger des coupables.
Stieg Larsson lui donne un rôle important dans les volumes 2 et 3 de sa trilogie, mais évite d'en faire un épouvantail. Il a au contraire une approche réaliste des choses et la Säpo n'est pas traitée différemment que le corps des médias ou la police nationale: il y a des sales types -et des gens biens- un peu partout.
Lisbeth Salander a une autre approche. Juges, flics, espions, truands ou journalistes: qu'ils lui foutent tous la paix!
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La Complainte des Frustrés
La Complainte des Frustrés
Le boxeur Paolo Roberto, qui apparaît dans le deuxième tome, existe bel et bien. Le troisième volume met lui aussi en scène (très brièvement) un individu réel: Kurdo Baksi.
Je ne m'en serais pas rendu compte si Baksi n'avait pas eu l'idée de sortir ce mois-ci une biographie sur Stieg Larsson. Le bouquin est amplement critiqué par des proches de Larsson qui vont jusqu'à plaider pour un retrait du livre (voir ce précédent billet).
Baksi n'est pas seul à critiquer "amicalement" Stieg Larsson le journaliste, ou Stieg Larsson l'auteur. Un journaliste du Dagens Nyheter a récemment repris une ancienne rumeur: Larsson ne serait pas l'auteur de Millénium; il aurait apporté les idées, mais l'auteur serait en fait sa compagne, Eva Gabrielsson. Le titre de l'article affirme tranquillement que "Stieg Larsson ne savait pas écrire" (Stieg Larsson kunde inte skriva). Hellberg se base sur ses souvenirs: il a travaillé pour TT en même temps que Larsson, à la fin des années 70, début des années 80. À cette époque, selon lui, Larsson était un excellent recherchiste mais il écrivait comme un pied.
Il est bien possible que Gabrielsson ait donné un coup de main à Stieg Larsson pour la rédaction de Millénium, mais les allégations de Hellberg sont douteuses pour diverses raisons: 1) plus de vingt ans séparent la période des souvenirs de Hellberg à TT et celle de la remise des manuscrits à Norstedts; 2) si Gabrielsson est l'auteur de la trilogie, pourquoi ne la continue-t-elle pas? Non seulement il y a un énorme marché pour un éventuel quatrième tome, mais en plus Gabrielsson n'a pas touché un sou de l'héritage. C'est ce qu'on appelle une grosse motivation; 3) enfin l'éditeur, Norstedts, ne croit pas à cette théorie: c'est avec Stieg Larsson que se tenaient les discussions sur le manuscrit.
Mais le meilleur passage de cet article de Hellberg, c'est lorsqu'il cite "l'ami" Kurdo Baksi:
"Je n'ai pas voulu lire le manuscrit de la trilogie Millénium car je ne pensais tout simplement pas que cela pouvait être bon. Je suis un bien meilleur écrivain qu'il ne l'était", a déclaré Kurdo Baksi lorsque je l'ai contacté entre deux interviews. "Encore aujourd'hui, le fait qu'il ait pu écrire ces livres est pour moi une énigme". (Jag vägrade att läsa manus till Millenniumtrilogin för jag trodde helt enkelt inte att den kunde vara bra. Jag är en bättre skribent än vad han var, säger Kurdo Baksi när jag når honom när han är på väg mellan olika intervjuer. Det är fortfarande för mig en gåta hur han kunde skriva dessa böcker.)Ce genre de réactions est inévitable. Les auteurs à succès sont toujours poursuivis par la jalousie d'anciens collègues de travail, d'anciens "amis", mais aussi de certains critiques littéraires, qui vivent comme une profonde injustice le fait de ne pas vendre autant de bouquins qu'eux.
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Quoi qu'en disent les aigris, Millénium a su plaire à un grand nombre de lecteurs. Même l'édition américaine se vend bien, alors que les USA ont la réputation d'être un marché difficile pour les traductions. Sony Pictures serait même intéressé à réaliser sa propre version cinématographique (billet du 21/12).
Dommage que l'aventure s'arrête là. Bye bye, Lisbeth, adjö!